Une pandémie qui invite à penser la bioéthique dans le cadre d’une écologie intégrale

Un autre cadre pour penser la bioéthique

Juste avant d’entrer dans cette période troublante de pandémie, les parlementaires français étaient en plein débat sur le nouveau projet de loi de bioéthique. Dans les débats, il était frappant de constater la place essentielle de l’individu et de ses droits, avec l’injonction implicite suivante : « Le droit doit répondre à la volonté et au désir de l’individu dans la mesure où les technologies permettent de l’accomplir et que la personne demandeuse ne fait de mal à quiconque en utilisant ces technologies. » Autant les droits de l’individu sont essentiels, autant la prise en compte d’un « bien commun » l’est aussi. Or très souvent, il semblait que le seul bien commun visé correspondait plus ou moins à la somme de désirs individuels reconnus comme importants pour la liberté des individus. Voilà pourtant que la crise du Covid-19 a fortement mis en évidence que la « santé publique », et pas seulement celle de l’individu isolé, était un bien commun essentiel ! La santé de l’individu dépend non seulement des technologies médicales mais aussi largement de ses modes de relations en société. En temps d’épidémie déjà, le « restez chez vous » semble être le meilleur service que beaucoup d’entre nous peuvent rendre à la société et à la santé publique. Et le déconfinement nécessite aussi la prise en compte d’une forme de comportement social exemplaire ! Le poids de la technologie pour faire face à l’épidémie est important mais loin d’être suffisant. C’est tout le système de santé qui est à l’épreuve et la santé publique qui apparaît comme le véritable bien commun.

Or la mentalité générale de l’avant-Covid laissait percevoir une forme de « toute-puissance » des technologies qui pouvaient résoudre à terme la plupart de nos problèmes et répondre à de nombreux désirs, jusqu’à envisager le corps humain « en pièces détachées », pièces qu’on peut non seulement réparer mais aussi augmenter. Cette forme de toute-puissance est là aussi largement remise en cause par un petit virus inconnu des scientifiques. Il ne s’agit pas ici de diminuer l’intérêt des technologies, ni leur développement au service de la santé des individus, mais plutôt de voir comment leur utilisation et les questions d’éthique qui sont liées peuvent trouver un nouveau cadre d’analyse à partir de ce que la crise sanitaire mondiale d’aujourd’hui livre comme horizon de réflexion en termes de « commun », de solidarité et de fraternité.

Quelle solidarité et quelle médecine voulons-nous, pour nous et pour les générations à venir ? La crise sanitaire actuelle repose plus fortement que jamais cette question qui ne date pourtant pas d’aujourd’hui. La notion de progrès médical suppose une ouverture large : c’est tout le système de santé qui est concerné par ce progrès, faisant du « prendre soin de la personne humaine » le centre d’interactions de la médecine, la technologie, l’économie, le management, la formation, l’accompagnement médico-social, l’accompagnement psychologique et l’accompagnement spirituel. La pandémie ajoute des dimensions internationales de mondialisation qui rejoignent des questions d’écologie, notamment au travers de la provenance et de la diffusion du virus.

Tout est lié

La crise du Covid-19 est venue brusquement nous rappeler que l’espèce humaine n’a jamais cessé et ne cessera jamais de co-évoluer avec les autres espèces, à commencer par les virus et les bactéries. Certaines des maladies de ces derniers temps (Ebola hier, le Covid-19 aujourd’hui) nous viennent de la nature, du monde des bêtes sauvages. Elles font des ravages parce qu’elles correspondent à l’irruption brutale, dans les sociétés humaines, d’agents patho­gènes qui vivaient jusqu’ici hors de notre sphère, et avec lesquels nous n’avons donc pas pu co-évoluer. Nous détruisons les forêts à un rythme accéléré et nous mettons ainsi en contact les populations de ces territoires avec de nouveaux agents pathogènes qui étaient le lot d’animaux sauvages.

Nous formons des « écosystèmes » avec la nature, y compris avec ces micro-organismes qui jouent directement sur notre santé et nous apprenons à co-évoluer, à cohabiter. « Tout est lié » pourrions-nous dire, même si la complexité des écosystèmes rend difficiles les prévisions de leurs évolutions (une multitude de facteurs de nature différente interagit). Peut-être avions-nous oublié que l’espèce humaine est intimement liée aux autres espèces vivantes, comme les théories de l’évolution le montrent depuis longtemps, et au cosmos tout entier du reste. Les technosciences qui permettent aujourd’hui de fabriquer des morceaux de vivant artificiel grâce aux biotechnologies et de contrôler la matière pour mieux la « designer » nous ont peut-être donné l’illusion que l’homme s’était définitivement affranchi de la nature. Le Covid-19 remet les pendules à l’heure. Il y a là tout un champ de travail que l’écologie scientifique et la médecine explorent chaque jour davantage.

Dans cette crise du Covid-19 nous voyons aussi combien l’influence de la nature et la mondialisation se conjuguent pour répandre l’épidémie. Le transport aérien lié au commerce et au tourisme de masse favorise grandement l’expansion. Le virus du pangolin chinois infecté par une chauve-souris aurait pu ainsi parcourir le globe ! Là aussi, tout est lié, pour le meilleur et pour le pire ! L’initiative « One Health », un monde-une santé (lier la santé humaine avec la santé animale et la santé de l’environnement), préconise justement de gérer la santé humaine en lien avec l’environnement et la biodiversité, avec trois objectifs principaux : lutter contre les zoonoses (maladies transmissibles des animaux aux humains et inversement) ; assurer la sécurité sanitaire des aliments ; lutter contre la résistance aux antibiotiques.

Dans le même sens, on étudie ainsi de plus en plus le rôle déterminant des millions de bactéries que nous avons dans notre intestin (le microbiote intestinal) et dont le comportement influence fortement notre « santé globale ». À plus d’un titre il est important de considérer les relations entre « écosystèmes », tant au niveau personnel qu’au niveau du genre humain, y compris pour définir autrement les maladies (et les voies de guérison) qui sont en fait largement dépendantes des perturbations d’équilibre des systèmes.

La bioéthique à l’aune du défi écologique

Notre interdépendance passe par nos liens à la nature, y compris aux virus et microbes, nos liens de mondialisation (économiques, numériques, touristiques, juridiques, écologiques, politiques…) et nos liens sociaux ordinaires. Elle dit quelque chose du défi d’une « écologie intégrale » qui croise ces différents domaines pour une éthique dans le monde commun. Comment repenser les questions de bioéthique à l’aune de la transition écologique ?

L’ambition de notre « fraternité » d’assumer le bien commun de la santé publique exige de sortir d’une toute-puissance techno-économique alimentée par nos seuls désirs individuels et notre seule volonté personnelle. Considérer la bioéthique dans le cadre du défi écologique conduit à une éthique respectueuse de toute vulnérabilité : celle de l’être humain, celle de tous les pays en proie à l’épidémie et celle de notre équilibre avec la nature. Cela appelle à reconsidérer les priorités et à faire droit à une forme de sobriété qui rime avec fraternité, dans le respect de la valeur sans prix de tout être humain, pour mieux en prendre soin…

 

 

Thierry Magnin

Professeur des universités, Université catholique de Lille.