Vous ne comprenez pas quelle logique gouverne l’évaluation scientifique des médicaments ? Vous avez bien raison

Le clivage de la recherche biomédicale

La polémique du chloroquinegate s’apaise peu à peu, quel soulagement ! « Vite, tournons la page, il s’agissait en fait, encore et toujours, d’une simple histoire d’ego. » C’est en tous cas ce que l’on commence à lire à droite et à gauche. Peut-être, mais pas seulement. Il existe, en effet, une authentique querelle de fond sur les méthodes que l’on doit utiliser pour évaluer scientifiquement les médicaments, et ce depuis plus de deux cents ans.

La lecture des travaux de l’historien de la médecine Harry Marks nous invite à réaliser que la recherche biomédicale est depuis ses origines clivée entre les tenants de la biologie d’une part, et les tenants de la statistique de l’autre.

Les biologistes l’ont emporté dans un premier temps. On retrouve les stigmates de ce succès jusque dans la hiérarchie des grandes castes hospitalières : le prestige est dans l’organe. Les spécialités médicales les plus réputées sont en effet désignées en fonction de l’organe qu’elles traitent (la cardiologie, la pneumologie, etc.), au contraire de la médecine générale, de la gériatrie ou de la médecine d’urgence, spécialités transversales longtemps considérées comme moins nobles. En France, c’est vers le milieu du XIXe siècle que le physiologiste Claude Bernard plante avec force et autorité le décor de ce qui doit être désormais la logique du développement des thérapeutiques : « Il y a évidemment quelque chose qui a été cause de la mort […] c’est ce quelque chose qu’il faut déterminer, et alors on pourra agir sur ces phénomènes. » En d’autres termes, un médicament est efficace quand il agit sur la cause (biologique) de la maladie à traiter.

Il faut le reconnaître, les succès seront largement au rendez-vous. Le développement des premiers vaccins par Louis Pasteur, la découverte des premières molécules antibiotiques comme l’arsphénamine relèveront en effet de cette logique, de cette nouvelle forme de pensée scientifique que l’on qualifiera de « biomédicale » au fil du temps, vocable qui traduit bien le mariage de la médecine avec la biologie. La médecine est désormais débitrice, ad vitam aeternam, envers la biologie. Cela explique peut-être les six cents heures de cours de biologie (au sens large) des deux premiers cycles d’études médicales, à comparer aux vingt heures, dans le meilleur des cas, de psychologie.

De l’approche biologique à l’approche statistique

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, certains médecins chercheurs vont cependant pointer les limites de l’approche biologique bernardienne. Considérez un patient atteint d’un cancer du poumon du fait de son tabagisme : connaître la cause de la maladie n’est ici d’aucune utilité pour la traiter. La combinaison chirurgie, chimiothérapie, radiothérapie est en fait indépendante du facteur extrinsèque qui a été à l’origine de la maladie. Une approche totalement différente va donc être suggérée. Pragmatique, elle repose sur une proposition faite en 1925 par un statisticien travaillant dans l’agronomie, Ronald Fisher. Si vous souhaitez comparer deux traitements, vous les attribuez à des patients à l’aide d’un tirage au sort et ensuite vous vous en remettez à la science statistique. Un tel tirage au sort a longtemps été considéré avec suspicion par les chercheurs. Tirer au sort c’est s’en remettre au hasard et celui-ci peut conduire, par définition, au meilleur mais également au pire. C’est tout à fait exact. La mathématique permet cependant de limiter le risque que le hasard puisse nous éconduire dans nos conclusions. Ce risque est aujourd’hui fixé arbitrairement à 5%. Nous avons ici une nouvelle conception de l’efficacité : un médicament est efficace quand il est, en moyenne, supérieur à un comparateur, cette supériorité étant établie avec un risque statistique connu et fixé a priori.

Cette approche, purement pragmatique, est très séduisante pour les cliniciens de terrain. Point de verbiage scientifique, parfois considéré avec suspicion par les praticiens et souvent associé à de simples effets de manche : « On ne voit pas l’efficacité dans les éprouvettes et dans les discours savants, on la constate sur les patients. »

Le tirage au sort : un juge de paix

Au-delà de l’originalité de cette nouvelle approche méthodologique, le tirage au sort a eu une vertu inespérée d’apaisement au sein de la communauté médicale. Le tirage au sort est ainsi considéré comme un juge de paix. Depuis toujours, l’efficacité des thérapeutiques a été tirée à hue et à dia du fait de prises de position catégoriques de médecins réputés, de savants respectés ou de stratégies subtiles de firmes pharmaceutiques. Le tirage au sort donne l’impression de trancher dans le vif en toute neutralité, quel soulagement ! Bien sûr, la réalité n’est pas si simple. Si les essais thérapeutiques dits « randomisés » (avec allocation aléatoire des traitements) ont été un authentique progrès méthodologique, ils ont d’évidentes limites : vision étriquée de ce qu’est l’efficacité thérapeutique, sélection de patients et de médecins non conforme à la réalité quotidienne du soin, appréciation d’une efficacité moyenne, statistique, parfois difficilement compatible avec l’exercice clinique qui est, lui, fondamentalement singulier. Nous en sommes là aujourd’hui.

Les deux courants de pensée subsistent. Dans leurs laboratoires les biologistes pensent de nouvelles molécules thérapeutiques aux mécanismes d’action incroyablement astucieux. Mais la réalité clinique oblige à constater que cela est trop souvent insuffisant pour conduire à des médicaments efficaces. Les statisticiens, quant à eux, comparent patiemment des traitements donnés à des groupes de patients tirés au sort. Mais cela prend beaucoup de temps et ne donne qu’une indication moyenne d’efficacité, une efficacité sur un sujet moyen, abstrait, bien différent des patients de chair et d’os que nous rencontrons au quotidien.

Un discours plurivoque

Fort heureusement, au quotidien, l’évaluation des médicaments fait appel à ces deux facettes, mécanistique et statistique. Beaucoup d’interventions chirurgicales ne sont pas mieux évaluées que les médicaments homéopathiques. C’est le mécanisme d’action évident du geste chirurgical qui emporte souvent, à tort ou à raison, la conviction de son efficacité. De la même façon, c’est le caractère pour le moins étrange des mécanismes d’action allégués de l’homéopathie qui conduit en grande partie à son discrédit dans le milieu médical scientifique. A contrario, proposer un médicament à des millions de malades implique toujours de l’évaluer statistiquement sur des échantillons conséquents de malades, le risque serait trop grand de déclencher une tragédie sanitaire ou de proposer un soin en réalité inconséquent. Biologie et statistique sont donc complémentaires et non en concurrence.

Le problème c’est que les scientifiques construisent leur identité à partir de leurs épistémologies, de là les querelles surprenantes que nous avons vécues ces dernières semaines. En science comme dans la société, il n’est pas si simple de converser avec ceux qui ne pensent pas comme nous, surtout quand les enjeux de pouvoir ou de notoriété s’en mêlent.

Il nous faut donc accepter que le discours de la science médicale ne soit pas univoque. Au passage, il nous faudra aussi regretter son manque d’humilité car quand un médecin lève son stylo pour rédiger une ordonnance, il n’est que rarement confiant dans l’effet à venir de sa prescription.

Bruno Falissard

Pédopsychiatre, professeur à la faculté de médecine Paris-Saclay, membre de l’Académie nationale de médecine.